La clause Molière pour atténuer les dérives du travail détaché ? (source : Libé)
Depuis février, et la proposition
de Laurent Wauquiez d’imposer aux ouvriers de « maîtriser le
français » sur les chantiers, la polémique enfle sur la place des
travailleurs détachés. Au-delà du micmac médiatique, cette problématique met
surtout en lumière les manœuvres des uns et des autres, entre caricatures,
dénonciations de dumping social et réalités du terrain.
Bien comprendre ce qu’est un
travailleur détaché
Introduit en 1996 par la
directive 96/71/CE, un travailleur détaché est un salarié envoyé à titre
temporaire dans un autre pays de l’Union européenne par son employeur. Ce
dernier a alors l’obligation de respecter les règles essentielles du marché du
travail où se fait le détachement, notamment le
salaire minimum et le temps de travail maximal. Le plombier polonais, ou l’ouvrier
espagnol, portugais ou roumain – soit, dans l’ordre, les quatre nationalités
les plus représentées parmi les travailleurs détachés présents en France – sont
donc, à l’instar de leurs homologues français, payés au minimum 9,76€ bruts de
l’heure.
L’entreprise qui a recours aux
travailleurs détachés doit en outre s’acquitter des frais de déplacement et d’hébergement.
En revanche, elle s’acquitte des cotisations sociales du pays d’origine : 25
à 30 % du salaire en Pologne ou en Roumanie, contre près de 60 % en France.
Cette différence est le principal argument des opposants au travail détaché,
qui dénoncent un « dumping social ». Argument rejeté par le camp d’en
face.
La concurrence loyale :
un argument fallacieux ?
Dans une tribune publiée dans Les
Échos, Gaspard Koenig, président du think tank Génération Libre, affirme que les
travailleurs détachés et nationaux « représentent
sensiblement le même coût pour l’employeur, étant donné les nombreux
allégements de charge autour du SMIC ». Selon lui, la concurrence serait
donc « tout à fait loyale ». L’argument économique est également
avancé par la Commission européenne : un travailleur français payé au SMIC
coûterait même moins
cher qu’un travailleur détaché.
Sans remettre en cause le fait
que le coût soit à peu près le même dans le cadre d’un SMIC, il est nécessaire
de s’interroger sur ce que représente ce salaire pour les intéressés. Si 9,76€
bruts est un minimum pour un Français, cela
représente 5 fois le salaire horaire minimum roumain, qui s’établit à 1,8€.
En conséquence, un travailleur spécialisé roumain sera enclin à accepter un
SMIC, quand, à compétences égales, son homologue français aura des exigences salariales
supérieures.
En outre, cet argument (coûts
sensiblement les mêmes) n’est valable que dans le cas d’un travailleur rémunéré
au SMIC. Pour un emploi spécialisé, où la rémunération est théoriquement plus
élevée, il n’y a pas d’allègements des charges sociales, ce qui profite aux
travailleurs détachés. Au final, les ouvriers spécialisés français sont donc
doublement pénalisés : soit ils acceptent une rémunération en deçà de
leurs attentes afin de rester attractifs ; Soit, pour un poste mieux
rémunéré, ils sont mis en concurrence avec une main d’œuvre moins chère et
perdent en compétitivité.
La réalité des chiffres… et du
terrain
En juin 2016, le Ministère de l’Économie
publie une lettre intitulée « Concurrence sociale des
travailleurs détachés en France : fausses évidences et réalités »
où il est fait état de la forte progression du nombre de travailleurs détachés,
passés de 170 000 en 2012 à 286 000 en 2015. Pour le secteur du BTP
(le plus concerné), ce nombre est aussi en augmentation, de
71 000 à 77 000, alors que la branche a
perdu 110 000 emplois sur la même période (1,27 million contre 1,16).
La profession détruit donc des emplois, mais a recours à une main d’œuvre
étrangère de plus en plus nombreuse. Difficile d’imaginer que l’intérêt
financier n’y soit pas associé.
En effet, il faut être attentif à
la situation et faire complétement la distinction entre travailleurs détachés
et entreprises étrangères, qui prennent des chantiers en France. Ce qui
notamment très, très fort dans le Sud-Ouest.
Par exemple, le doublement de la
rocade d’Albi a été confié à une entreprise espagnole, 10% moins chère (sur un
budget de 10 millions d’euros) grâce à sa fiscalité avantageuse. De même, la
construction de la piscine de Foix a été confiée à une entreprise polonaise,
tandis que la rénovation d’un restaurant McDonald’s de Tarbes a été décrochée
par une société espagnole. En 2012, la Dépêche estimait ainsi un
manque à gagner de 12 millions d’euros pour le secteur du BTP du Sud-Ouest.
Au final, les collectivités font des économies sur les chantiers mais fragilisent
le tissu économique local.
Surtout, au-delà des chiffres, la
réalité du terrain jette encore plus de discrédit. Le travail détaché est
utilisé par certaines entreprises françaises pour exploiter les travailleurs
étrangers en France, alors que le secteur est déjà touché
par les fraudes et les abus. Dans l’Hérault, des travailleurs portugais à
l’œuvre 50 heures par semaine payées 35. A Rennes des travailleurs
roumains et bulgares payés entre 200 et 300 euros. Plus emblématique, 460
travailleurs non déclarés sur le chantier Bouygues de Flamanville !
Certaines entreprises françaises
créent même des filiales à l’étranger pour les utiliser en fausse
sous-traitance. Les discussions avec des chefs de chantier, inspecteurs du
travail ou délégués syndicaux sont, à ce sujet, effarantes.
Malgré tout, l’intérêt du travail
détaché est bien réel. Par exemple, la France a l’objectif de construire
500 000 logements par an à partir de 2017, contre 352 000
logements en 2015 et 410 000 en 2016. Or, pour monter en charge
rapidement, il y a donc (encore) un besoin de main d’œuvre. Pour cela, les
travailleurs détachés constituent une ressource non négligeable :
ressource de complément certes, et non de remplacement. L’enjeu
de la formation est toujours prégnant.
En France, le statut actuel
fait l’unanimité… contre lui
En juillet 2016, Manuel Valls propose
à Bruxelles « une
égalité de traitement, par le haut, pour lutter contre le dumping social »,
menaçant de ne plus appliquer la directive de 1996 si les conditions actuelles
demeuraient. Aujourd’hui, les candidats à la présidentielle sont d’ailleurs
unanimes sur le manque de pertinence de cette directive. Marine Le Pen,
Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan prônent sa suppression pure et
simple, tandis que les autres candidats militent pour une réforme :
- François Fillon exige « un niveau de charges qui empêche tout dumping social ». L’idée est bonne mais incomplète, car elle ne cible que l’entreprise. Se focaliser seulement sur les charges ne résoudra pas le problème de différence entre le salaire acceptable pour un ouvrier français et un ouvrier étranger.
- Benoît Hamon veut faire respecter le principe « à travail égal salaire égal : lutte contre la fraude des sous-traitants, renforcement des inspections du travail et des contrôles sur les chantiers ». À l’inverse de François Fillon, le candidat socialiste se place uniquement du côté du salarié. Quid de la différence de charges, qui est une des composantes prises en compte par les entreprises ?
- Comme sur la question du logement, Emmanuel Macron fait du Macron et souhaite « mener à son terme une réforme de la directive sur le travail détaché ». Et donc, concrètement ?
La Commission européenne propose
une voie similaire à celle de Benoît Hamon, mais plus complète, avec le
principe d’une rémunération
identique (primes et indemnités comprises) pour un même travail effectué au
même endroit. Si les cotisations sociales ne sont pas évoquées, cela
réglerait au moins le problème de travailleurs qualifiés acceptant des postes
non-qualifiés pour un salaire minimum (en théorie du moins). Il semble
également nécessaire de renforcer
de manière drastique les contrôles, ce qu’a déjà amorcé la loi El Khomri.
Toutefois, en attendant les
possibles évolutions des législations française et européenne, les
collectivités locales tentent de trouver des solutions à leur échelle, et selon
le niveau d’urgence en termes d’emplois et de niveau d’activité des
entreprises.
La clause « Molière » : un moyen de
retrouver de l’autonomie
Le 9 février, la région
Auvergne-Rhône-Alpes, présidée par Laurent Wauquiez, adopte la clause dite
« Molière » (aussi votée par les conseils régionaux de Normandie, des
Hauts-de-France et, plus récemment d’Île-de-France). Dans le cadre des contrats
octroyés par la collectivité, celle-ci oblige les ouvriers à « maîtriser
le français ». Seules alternatives, la présence d’un interprète ou le paiement
d’une amende
de 5% du montant du marché. Si l’objectif mis en avant est la sécurité des
travailleurs, la mesure a aussi pour but de réguler l’afflux d’entreprises
étrangères « qui
viennent avec leurs équipes, sans qu’aucun ne parle français ». Pour
Jacques Chanut, président de la FFB, il s’agit « d’une bonne chose ».
Pourtant, plusieurs personnalités
politiques se sont exprimées contre. Michel Delpuech, pour son dernier jour
comme préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a adressé un « recours
gracieux » à Laurent Wauquiez afin qu’il retire la délibération, « susceptible
de créer une discrimination
fondée sur la nationalité des entreprises candidates ». De même, Élisabeth
Morin-Chartier, députée PPE (droite européenne), co-rapportrice
du projet de révision de la directive sur les travailleurs détachés, a envoyé
un courrier à François Fillon lui demandant de ne pas « tomber dans le
piège du repli nationaliste ».
Ces critiques sont révélatrices
du niveau hautement sensible du débat. D’un côté, il bascule (malgré lui et de
manière abusive) sur le terrain glissant du nationalisme. De l’autre, il révèle
les différences d’objectifs d’une Europe partagée entre deux blocs (les pays de l’Est sont tous favorables à la situation actuelle, les autres
majoritairement contre).
Au milieu, les collectivités
tentent de trouver des solutions hybrides. Une situation qui ne convient à
personne en France et où les solutions proposées ne font pas l’unanimité. Et
cela risque de durer.
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