mercredi 5 avril 2017

Plateformes B to C : vers une prise d'otages des artisans du BTP ?

Cliquer n'est plus un geste anodin (source Flickr)

La révolution numérique est appréciable dans le secteur du BTP. Personne ne le conteste et déjà, en 2013-2014, certains exemples étaient mis en avant pour démontrer l’urgence à la prendre en considération. La maquette numérique était ainsi révélatrice des défis à venir et de la peur du changement de la profession. Quant à l’exemple de la domotique, il faisait état d’une appréciation à minima des enjeux, notamment des stratégies des acteurs de la Silicon Valley.

Internet n’est pas seulement un basculement technologique. Il implique surtout de nouveaux business models, des changements dans les habitudes de consommation, des transformations sociétales dans la relation producteurs-consommateurs. L’affirmation des plateformes de conseil et de mise en relation B to C est un nouveau défi pour l’ensemble des acteurs du secteur. Et certains l’ont très bien compris. 

De la plateforme de comparaison/conseil à celle de mise en relation 

L’utilisation d’outils de comparaison et de conseil s’est imposée comme une étape quasi-obligatoire avant un achat. Confiné aux biens de grande consommation (vêtements, chaussures…), ce réflexe s’est étendu à pratiquement tous les domaines (voyages, assurances, hôtels, voitures…). Ainsi, dorénavant, trois Français sur quatre auraient recours à des comparateurs de prix. Néanmoins, cette généralisation s’est accompagnée d’une amélioration qualitative : les premiers comparateurs établissaient une hiérarchie en fonction du prix uniquement, avant d’évoluer vers une dimension plus humaine, notamment l’intermédiation.

Lafarge avait su, dès 2001, être un précurseur en utilisant la révolution Internet, de manière indirecte, pour renforcer son activité. L’entreprise avait alors lancé le site creargos.com. Destiné aux professionnels, il offrait des outils de simulation mais aussi (et surtout) des informations sur les matériaux. Creargos s’apparentait donc à une plateforme de conseil mais ne mettait en avant que les produits Lafarge, présentés sous différentes marques. Idée marketing géniale mais qui fut cependant un échec, sans doute en raison du manque de maturité d’Internet à l’époque et des habitudes de consommation figées.

Néanmoins, les évolutions techniques d’Internet et la généralisation de son accès, couplées à l’intelligence des entrepreneurs à même de voir des opportunités dans des marchés rigides, ont fait du BTP, notamment l’immobilier, un cas d’école pour analyser ces nouveaux acteurs et services : que cela soit les petites annonces ou encore le crowdfunding pour financer des projets.

Il existe actuellement un foisonnement de start-ups, à la trajectoire ascendante d’autant plus rapide que leur positionnement est original. Certains acteurs du BTP en ont pris la mesure et aiguillent ces plateformes vers un modèle d’activité qui servira leurs intérêts. La stratégie de Saint-Gobain est à ce sujet très porteuse à terme.

Saint-Gobain mise sur l’intermédiation 

Saint-Gobain a récemment investi dans deux start-ups. En janvier 2017, en acquérant la majorité de Mon Maître Carré, entreprise créée en 2014 qui connecte les particuliers avec les architectes. Pour chaque projet, un particulier sélectionne trois architectes parmi les 300 référencés, lesquels soumettent chacun un projet au client.
Mais surtout, en juin 2016, avec le lancement de la plateforme d’intermédiation Homly You, initiative de Saint-Gobain Distribution Bâtiment France qui permet aux particuliers d’entrer en relation avec des professionnels (plombiers, carreleurs, poseurs, etc.).

L’intermédiation et le conseil inhérent sont devenus des modèles d’activités à forte valeur ajoutée, dans un contexte de numérisation croissante de l’économie. Ce que certains appellent uberisation n’est rien d’autre que la mise en relation de ressources et/ou de services à des clients, via Internet (ordinateur, tablette ou smartphone), à tout moment et sans délai, pour un prix réduit par rapport au modèle classique.

Les particuliers peuvent trouver l’offre qui leur convient le mieux quand les professionnels, en situation d’oligopole, voient en un endroit unique une multitude de consommateurs potentiels. La plateforme joue un rôle de rabatteur pour peu qu’elle soit performante technologiquement et offre une vraie valeur ajoutée en termes de produits, de services, etc.

Pour Saint-Gobain, investir dans ce genre de plateformes répond à une question de survie : pas tellement à court terme mais surtout à long terme. En effet, ces nouveaux acteurs sont susceptibles à terme de capter la valeur ajoutée sur le segment de la construction/rénovation au travers de leur base de données de clients potentiels, d’artisans affiliés mais aussi – et surtout – dans leur capacité à conseiller ces acteurs vers tels ou tels matériaux vendus par des concurrents de Saint-Gobain.

Aussi, investir dans une start-up en 2017 permet, à moindre frais, d’encadrer l’émergence d’un concurrent potentiel dans les matériaux de construction. Surtout, Saint-Gobain se pose en « parrain » des artisans. Ainsi, avec Homly You, l’entreprise ne vise pas seulement la clientèle actuelle des artisans mais cherche plutôt à « procurer des clients aux professionnels qui achètent des matériaux dans ses dépôts ». La plateforme s’appuie en effet sur l’expertise et les réseaux professionnels de neuf partenaires… qui sont tous des filiales de Saint-Gobain ! 

Un risque pour les artisans ? 

De fait, la plateforme ne sert plus à trouver « le meilleur artisan » (le plus apte, le moins cher…) mais le meilleur artisan estampillé Saint-Gobain, susceptible de se fournir dans une des filiales du groupe de matériaux. Il existe donc un phénomène d’exclusion des artisans, entre ceux abonnés à Homly You et les autres. Le particulier en a-t-il conscience ?

En outre, tout en reconnaissant l’utilité de ce genre de plateformes, il faut néanmoins reconnaître qu’elles créent à terme une certaine dépendance pour les artisans labellisés. Un bref parallèle avec l’hôtellerie permet de mettre en lumière le problème posé. En effet, 60% de l’activité touristique en France transite par des sites de réservations en ligne. Avec l’émergence de ces sites, les vacanciers ont accès à une offre abondante, permettant de choisir leur destination au meilleur prix et selon leurs critères. Pour les hôtels, les plateformes apportent une visibilité indéniable et donc, un surcroît de clientèle. Néanmoins, le rapport de force s’est graduellement déplacé au profit des comparateurs, qui peuvent dorénavant imposer leurs conditions. Si bien que « les hôteliers ont perdu la maîtrise de leur politique tarifaire ».

Une situation similaire est-elle envisageable dans l’artisanat et la construction ? Avec Homly You, Saint-Gobain canalise un volume d’activité et donc de ventes de matériaux au travers des artisans labellisés. Mais ne pourrait-il pas favoriser les professionnels achetant de gros volumes de matériaux, dans ses filiales, par rapport à un autre professionnel plus modeste ? De plus, un artisan Homly You aurait un accès privilégié aux enseignes Saint-Gobain, ce qui lui donnerait un avantage comparatif par rapport à d’autres artisans hors système.


A l’heure actuelle, l’offre de comparateurs dans le milieu du BTP est relativement large : trouverunartisan.fr, helloartisan.com, artisans-du-batiment.com… De fait, les risques posés ci-dessus, du point de vue de l’artisan, semble faible. Mais dans l’économie numérique, tout va très vite. Ainsi, Uber a mis moins de trois ans entre sa création, en 2009, et son arrivée en France. Avec les conséquences économiques et politiques que l’on connaît. Allo, la CAPEB ?

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