La ville intelligente : beau concept et gros enjeux (source : philippe-allard.be)
Passée de 2,2 à 3,7 milliards entre 1990 et 2013, la
population urbaine mondiale continue de progresser et devrait atteindre
quelques 6,2
milliards d’habitants d’ici 2050, soit deux tiers de la population totale.
Si cet exode rural sera en partie absorbé par l’extension des villes, il le
sera également par l’entassement des populations, c’est-à-dire la hausse de la
densité : multiplication des gratte-ciels d’habitation, réaménagement des
espaces… Au final, la ville de demain devra donc accueillir (beaucoup) plus d’habitants
alors même qu’elle semble aujourd’hui étouffer de plus en plus entre
pollution, embouteillages et engorgement des transports.
Toutefois,
une lueur d’espoir aux contours assez floue semble émerger à travers le concept
de « smart city » ou « ville intelligente ». Tout comme les nouvelles
technologies ont révolutionné notre façon de travailler ou d’interagir, les
nouvelles technologies auraient le pouvoir de réinventer la ville de demain :
les problématiques de pollution, de mobilité ou encore de sécurité pourraient
ainsi trouver des solutions grâce au « tout connecté ».
Cependant, la ville intelligente ne se résume pas seulement
à des problématiques énergétiques ou sécuritaires. Derrière la collecte des
données, se cachent également des investissements nécessaires et des marchés
gigantesques, et donc une marchandisation de l’espace. D’une aire géographique
gérée par les politiques, la ville deviendrait donc, au moins en partie, un
marché géré par les entreprises. De quoi chambouler l’ordre jusque-là établi.
Qu’est-ce qu’une ville intelligente ?
De manière simple, la ville intelligente correspond à un
espace urbain au sein duquel tout ou presque serait géré de manière optimale
grâce à la collecte et au traitement de données. S’il n’existe pas encore de
modèles absolus, plusieurs projets sont prévus ou en partie déjà réalisés.
Santander, ville espagnole de 177 000 habitants, en est un bon exemple.
Grâce à 20 000
capteurs situés au coin des rues, la municipalité peut mesurer la qualité
de l’air et l’intensité sonore dans chaque quartier et moduler son action en
conséquence. D’autres capteurs, situés dans les jardins publics, permettent de
mesurer l’humidité des pelouses afin de déterminer si leur arrosage est
nécessaire. Et, pour les automobilistes munis de smartphones, une application
indique en temps réel l’état du trafic et le nombre de places disponibles dans
chaque rue à proximité. Un luxe que tout citadin envierait…
Mais la ville de demain n’a pas pour autant vocation à
privilégier l’automobiliste individuel, comme le rappelle Jean-Louis Missika,
adjoint au maire de Paris en charge de l’urbanisme : « nous allons
essayer de tout mutualiser […] faire
en sorte que l’idée d’un véhicule individuel soit la dernière qui arrive à l’esprit
d’un Parisien ». Car la ville intelligente sera aussi celle de la fluidité
et des transports collectifs ou en libre-service. Vélos et voitures existent
déjà et tendent à se multiplier, tandis que certains imaginent des nouveaux
transports à mi-chemin entre le collectif et l’individuel. Masdar, une
ville de l’émirat d’Abou Dhabi qui devrait voir le jour en 2020, sera ainsi
équipée de PRT (Personal Rapid Transit), des véhicules pour dix personnes se
déplaçant automatiquement selon une voie prédéfinie.
La smart city sera donc résolument
tournée vers la fluidité, mais aussi sur l’écologie. En France, un quartier
d’Issy-les-Moulineaux fait figure de précurseur, avec le projet IssyGrid. Lancé
en 2009, il concerne actuellement 1 600 logements pourvus d’équipements
domotiques. Les besoins énergétiques
sont entièrement assurés grâce à la géothermie (renouvelable et propre), tandis
que les
déchets sont collectés par pneumatique, rendant caduque l’utilisation de
camions poubelles et l’encombrement qui va avec.
Enfin, la ville intelligente permettra également d’améliorer
la sécurité globale. Jean-Philippe Pagniez, lieutenant-colonel chez les
pompiers de Paris, explique ainsi que « chacune des interventions produit
4 000 données. Les analyser permettra la mise
en place de modèles prédictifs pour optimiser les capacités opérationnelles ».
Il en ira de même pour analyser les risques naturels mais aussi la petite
délinquance voire même la prolifération
des rongeurs, comme c’est le cas à Chicago par exemple.
La smart city permettrait donc de réaliser des économies, de
polluer moins, de fluidifier les transports, de rendre les villes plus sûres… Reste
l’épineuse question du financement.
Vers l’hyper marchandisation des villes ?
Mis à part dans les pays du Golfe et quelques rares
exceptions, la question
du financement des infrastructures est un souci constant. Alors, pour
financer des investissements très lourds, les municipalités n’hésitent pas à
faire appel aux entreprises, via des partenariats
public-privé. De 1999 à 2009, plus
de 1 400 PPP ont été signés au sein de l’Union Européenne,
représentant 283 milliards d’euros.
L’exemple que la plupart des grandes villes connaissent en
France est celui de JC Decaux et de ses fameux vélos en libre-service. L’entreprise
supporte les investissements et la logistique, mais récupère en échange la
gestion des espaces publicitaires ainsi que les habitudes de déplacement des
usagers… Données qui intéressent à la fois les publicitaires et les élus, qui
peuvent évaluer où leurs actions auront le plus d’impact.
Car il s’agit bien de cela : dans la ville
intelligente, à tous les instants, le citoyen sera utilisé à la fois comme un
capteur d’informations et comme une cible. Les informations qu’il renseignera
permettront certes d’améliorer le fonctionnement de la ville (l’exemple de
Santander), mais elles permettront également aux entreprises de mieux
identifier les besoins de chacun, quels sont les meilleurs emplacements
publicitaires (à
Londres, la société de transports publics commercialise les affluences et les
horaires de ses lignes)… Même les initiatives apparaissant comme purement
écologiques sont envisagées dans une logique marchande.
Guillaume Parisot, qui coordonne les dix acteurs (Alstom,
Bouygues Immobilier, Bouygues Telecom, EDF, ERDF, ETDE, Microsoft, Schneider
Electric, Steria et Total) engagés dans le projet IssyGrid,
résume bien la situation : « ce
n’est pas de la philanthropie, on est convaincu du business model, mais ce
n’est pas simple ». A Issy, des entreprises de la construction, de l’énergie
et de l’informatique mutualisent ainsi leurs connaissances afin de créer un
quartier type en se basant sur l’analyse des habitudes de consommation de
chacun. Le citoyen réalise des économies en même temps qu’il fournit des
informations précieuses : le système semble gagnant-gagnant.
En combinant tous les projets, voilà à quoi pourrait donc
ressembler la ville intelligente : un trafic plus fluide, moins de
pollution, des économies d’énergie et d’eau, une meilleure anticipation des
risques. En contrepartie ? Les habitudes de consommation de chacun
seraient stockées et traitées, tout comme les habitudes de transports et de
fréquentation des lieux. De quoi nourrir le fantasme Big Brother…
Mais si la ville devient un lieu du tout-marchand, cela ne
risque-t-il pas de donner plus de pouvoirs aux entreprises au détriment des
politiques et des citoyens, voire même de marginaliser certains espaces ?
Politiques, entreprises, citoyens : une redistribution
des rôles dans la smart city
En s’insérant toujours plus dans la vie quotidienne de la
ville, il est évident que les entreprises joueront un rôle accru dans les
prises de décisions autrefois réservées aux politiques. De simples opérateurs,
elles pourront, données à l’appui, devenir force de proposition, voire même,
qui sait, définir
les stratégies urbaines. Cela ne signifie pas nécessairement une perte de
pouvoir pour les édiles, seulement une mutation de leurs fonctions. D’initiateurs-bâtisseurs,
les politiques deviendront plutôt des coordinateurs-éducateurs, en conservant
tout de même leur pouvoir décisionnel.
Karine Dognin-Sauze, vice-présidente du Grand Lyon, résume
ainsi la situation : « nous
sommes passés de l’idée de ‘faire la ville’ à celle de ‘faire faire la ville’ ».
Ainsi, le quartier Hikari, à Lyon Confluence, englobe toutes les innovations
possibles, du bâtiment à énergie positive aux voitures en auto-partage, mais
rien ne vient directement de la ville, qui se contente de coordonner le projet.
Pour paraphraser l’excellent article de Jean-Pierre
Gonguet, « c’est un peu la stratégie Apple appliquée au béton : dans l’iPhone,
il y a des dizaines de technologies différentes, aucune n’est d’Apple, mais l’ensemblier,
Apple, ramasse les bénéfices ».
L’autre nouveau rôle dévolu aux politiques sera d’éduquer la
population à l’usage de toutes ces nouvelles technologies : inutile de
multiplier les voitures en libre-service si personne ne renonce à sa voiture
individuelle, inutile non plus de truffer la ville de capteurs et autres
gadgets si le citoyen n’est pas un « alphabétisé
du numérique ». Comme toujours, l’innovation
n’est pas dans les moyens mais dans les mentalités. Reste à savoir dans
quel type de ville les citoyens souhaiteront et pourront évoluer, ce qui
soulève un débat de fond.
Les futurs opérateurs de villes intelligentes seront en
priorité attirés par les grandes villes riches. Mais, en leur sein, l’irruption
du tout-connecté risque d’accentuer les inégalités entre les classes les
plus aisées, qui pourront pleinement profiter des nouveaux services, et les
autres. Dès lors, il est probable de voir un nouvel écart se creuser, non
seulement entre les classes, mais aussi entre les grandes villes
« intelligentes » et les banlieues, privées de technologies.
Selon une étude publiée par le cabinet MarketsandMarkets, le
marché de la ville intelligente représente aujourd’hui 525 milliards d’euros
et devrait doubler d’ici 2019. L’émergence des smart cities n’est donc plus un lointain fantasme mais un constat.
Reste désormais à aborder cette nouvelle révolution de manière optimale en se
posant les bonnes questions. Quelles limites face à la marchandisation des
données ? Quelle politique territoriale ? Comment éduquer les futurs
« citoyens intelligents » ?
Nous suivre sur Twitter : @Bati2030
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à poster vos commentaires et avis !