Les acteurs du BTP pris dans leur double discours (source : Les Échos)
La profession est généralement dans son bon droit quand elle défend ses intérêts. Et ces dernières années, la durée et la dureté de la crise ne lui ont rien épargné. Pis, les représentants professionnels – jusqu’au « simple » salarié – étaient surtout déconcertés par le manque d’écoute, pour ne pas dire le mépris, dont ils faisaient l’objet de la part des pouvoirs publics. Aussi, même si les choses s’améliorent aujourd’hui, les effets négatifs diffus de la crise ainsi que le manque de concertation par le passé ont durablement sapé la confiance qui doit obligatoirement exister entre le privé et le public.
Néanmoins,
cette stratégie d’apitoiement choisie par défaut par les acteurs de la
profession ces deux dernières années ne peut être pérennisée. D’une part, parce
qu’il faut aller de l’avant. D’autre part, parce les contradictions entre le
discours et la réalité commencent à faire jour… et à faire tâche. Aussi, les
lamentations récurrentes (trop d’impôts, trop de bureaucratie, trop de normes, trop
de tout !) devraient laisser la place à une analyse raisonnée de la
situation, pour le bien de tous.
La situation
l’exige : d’une part, les artisans et PME n’en peuvent plus d’être la
continuelle variable d’ajustement des cycles économiques, alors que les grandes
entreprises et leur porte-voix se cachent derrière leurs doubles discours. D’autre
part, l’image de la profession pourrait être durablement abîmée, au regard des
casseroles que trainent certains. Pour résumer, il est grand temps que cela cesse.
Etat des lieux.
Le travail détaché : le dénoncer, en
profiter
La
régulation du travail détaché est l’une des grandes obsessions des
professionnels du secteur. Tous ? En tout cas ouvertement. Toutefois, la condamnation
d’un promoteur immobilier en novembre 2013 est venue clarifier une
situation que beaucoup dénonçait, tout en démontrant que certains savent tirer
parti du problème.
Pour rappel,
Promogim, un des leaders hexagonaux de la promotion immobilière, veut faire
construire des logements à Pringy (Haute-Savoie) en 2007. Pour ce faire, le
promoteur créé une filiale – la Société civile immobilière Rhône – qui, elle-même,
fait appel à un prestataire (la Société Pala) pour les travaux de maçonnerie.
En effet, celui-ci propose des prix défiant toute concurrence (c’est le cas de
le dire). Comment ? En utilisant une entreprise polonaise, celle-ci
envoyant ses ouvriers sur le chantier français… mais payés aux standards
polonais. Quant aux conditions de travail et de sécurité sur le chantier, déplorables,
elles n’égalent que les conditions d’hébergement. L’affaire se sait, bien
évidemment, et la FFB Haute-Savoie est alertée. S’en suit une descente de la
direction du Travail, de la gendarmerie et de l’Urssaf sur le chantier, qui relèvent
de nombreuses infractions, dont le travail dissimulé.
L’affaire
est symptomatique de l’utilisation sans foi ni loi du travail détaché par certains. Surtout, le donneur d’ordre pense s’en laver les mains, se croyant à
l’abri via la création d’une filiale. Or, en novembre 2013, le tribunal
condamne (entre autres) le promoteur à 210 000 euros d’amende pour les
abus commis par le prestataire. En clair, il est le responsable et doit s’interroger
à la fois sur la nature des travaux en lien avec les prix proposés par le
prestataire mais aussi sur la manière dont sont réalisés les travaux au regard
du devis.
Cette
condamnation peut paraître anecdotique mais elle est une vraie bouffée
d’oxygène pour les artisans et PME, concurrencés frontalement par le travail
détaché. Ainsi, cette jurisprudence pourrait obliger les acteurs à se
responsabiliser. En outre, en octobre 2014, le gouvernement promet « des mesures à l’épreuve de la réalité ».
Toutefois, sur cette question, les intérêts catégoriels demeurent. Jacques
Chanut, président de la FFB, a beau dire que « les abus liés au détachement de travailleurs étrangers menacent
structurellement le secteur du bâtiment », ceux-ci sont généralement employés
par les grandes entreprises. D’où le soutien de Patrick Liébus, président de la
CAPEB et artisan lui-même, à la création d’une liste noire des entreprises
condamnées pour abus.
Le travail
détaché est donc un exemple de double discours de certains acteurs de la
profession, qui va de nouveau faire les gros titres en mars 2015 lors du procès
en correctionnelle de Bouygues pour travail dissimulé sur le chantier EPR.
Pas sûr que la major française puisse
plaider la maladresse… Le manque de professionnalisme peut être ? Mais
venant du leader de la profession, sur le plus gros chantier de France, avouez
que cela fait tâche.
Corruption et mafia toujours (omni)présentes
Sans vouloir faire de fixation sur Bouygues, il s’avère que la
principale enquête pour des faits de corruption dans le secteur concerne l’entreprise
éponyme, suite aux révélations du Canard enchaîné. En effet, lors de l’appel d’offre
visant à construire le « Balardgone », le
fameux Pentagone français, la major
aurait utilisé des moyens aussi variés que de la « corruption active et passive », du « trafic d’influence », sans oublier « l’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les
marchés publics ». C’est en tout cas les propos tenus par le parquet de
Paris lors de l’ouverture de l’information judiciaire en février 2010. Celle-ci
court toujours.
Bien
évidemment, la corruption dans
le BTP est un travers établi, de même que la fraude. On assiste au renouvellement
de celle-ci alors qu’elle est difficile à endiguer, faute de moyens. Les ententes
sont bien connues, tout comme le rôle des réseaux mafieux lorgnant les
grands chantiers : le dernier exemple en date concernant la ligne
à grande vitesse en construction Lyon-Turin. De là à dire que le BTP est un
mauvais élève et gangrené par ces phénomènes…
L’incompétence : la sienne et celle
des autres
Il existe
deux types d’incompétences : la sienne et celles des autres. Concernant la
première, l’exemple de la mention RGE est explicite. UFC-Que Choisir a démontré
le corporatisme
et le professionnalisme aléatoire des acteurs de la profession concernant l’enjeu
central de la rénovation thermique du bâti. Ainsi, l’enquête de l’association
de consommateur démontre le bilan désolant de la formation des artisans mais
également des résultats des audits énergétiques réalisés par ceux ayant la
mention RGE. N’en jetez plus. Aussi, au lieu de dénoncer une enquête
contestable, des conclusions erronées et un exercice dévastateur, qu’attend
la FFB pour se prendre en main ? La CAPEB,
consciente du problème, prend les devants.
Ainsi, la
réalité est cruelle. Et pour une fois, ce n’est pas la faute des pouvoirs
publics. Au contraire, le grand plan de rénovation des logements dans le 19ème
arrondissement de Paris, voulu et soutenu financièrement par la mairie, bute
sur une offre
insuffisante d’entreprises certifiées. La demande est là : mais où est
l’offre ?
Concernant l’incompétence
des autres, elle est un bon moyen de gonfler son chiffre d’affaires. Par
exemple ? Les partenariats
public-privé ! Les dépassements des coûts des chantiers sont
habituels, la perte de compétence de l’Etat est avéré… et les
entreprises en profitent, au détriment des finances locales/nationales. Bien
évidemment, quand ce genre de dérapages arrive, on cherche les responsables. Le cas du musée
des Confluences à Lyon est emblématique : retards (6 ans), surcoûts
(289 millions d’euros ?!), mégalomanie
politique, bisbilles entre Vinci et l’architecte, intérêts bien compris du
principal constructeur… Une
vraie saga !
Simplification et normes : à qui la
faute ?
Simplifier,
c’est compliqué. Actuellement, le dialogue entre le législateur et les
syndicats professionnels se focalisent essentiellement sur la lourdeur
administrative et sa complexité. Certes, les enjeux sont importants. Mais à qui
la faute ? Récemment, l’excellent
débat, chez Enjeux Les Echos, entre Thibault Lanxade, président du pôle
entrepreneuriat et croissance du MEDEF, et Thierry Mandon, secrétaire d’Etat à
la Réforme de l’Etat et à la Simplification, est venu rappeler une évidence.
Reprenons
les propos qui nous intéressent, in
extenso.
Enjeux Les Echos : Dans les faits, il existe quand même des lobbyistes au Sénat et à l’Assemblée qui portent la parole des entreprises concernées par ces nouvelles lois…Thierry Mandon – Trop tard ! Les lobbyistes interviennent généralement une semaine avant le débat sur le texte en séance. En Allemagne, il y a d’abord un débat d’orientation sur l’impact de la loi envisagée. Puis, pendant trois à quatre mois, les acteurs économiques concernés sont associés à la réflexion collective et, ensuite, la loi est débattue et votée au Bundestag.Thibault Lanxade – Il est clair que le monde de l’entreprise doit être plus présent dans l’univers politique, même si chacun doit rester à sa place.Enjeux Les Echos : Finalement, à vous entendre tous les deux, la complexité, c’est la faute à la fois de l’Etat et des entreprises…Thibault Lanxade – Je le dirai sans tabou : nous avons aussi contribué à établir des systèmes complexes ! Par exemple en créant des règles pour protéger des intérêts, pour nous protéger des offensives extérieures à l’échelle européenne et même mondiale. Nous avons été souvent à l’origine de dispositifs plus protecteurs, donc nous avons une forme de coresponsabilité.
Un
représentant du MEDEF qui reconnaît la contribution
des entreprises à la complexité ambiante, c’est déjà le début du
changement ! Quant au ministre qui cite l’Allemagne en exemple, il a bien
saisi la capacité des Allemands – entreprises et pouvoirs publics – à travailler
ensemble et à utiliser la norme de manière offensive : l’exemple du label
Passiv’Haus nous le rappelle.
Ambiguïté des relations avec les pouvoirs
publics et entre-soi dommageable
Certes,
l’enchevêtrement des relations qui existent entre acteurs privés, et entre les
entreprises (directement ou via les syndicats professionnels) et le(s)
régulateur(s) n’est pas uniquement observable dans le secteur de la
construction. Le constat est général. Toutefois, il faut se garder de tout
pessimisme. En effet, les relations entre acteurs, dans un cadre transparent,
sont nécessaires afin de fluidifier le marché, le rendre efficace. On
le voit encore aujourd’hui dans l’immobilier : la défiance qui a
prévalu durant les deux années de Cécile Duflot au ministère est toujours
palpable.
Toutefois,
lorsque ces relations existent en toute opacité, l’ambiguïté s’installe et les
transforme en accointances. La promiscuité s’installe et autorise toutes les
dérives et connivences. Le cas
Actis est évidemment exemplaire à ce sujet et l’enquête de l’Autorité de la
concurrence risque d’en stupéfier plus d’un. Pis, sénateurs
et députés au sein de l’OPECST ne ratent jamais une occasion d’appeler à
plus de transparence et d’intégrité dans les organismes certificateurs, en
premier lieu le CSTB.
En effet, certaines
entreprises n’hésitent plus à mener des stratégies intrusives afin de flinguer
(n’ayons pas peur des mots) un concurrent, voire toute une filière. Le cas
de la ouate de cellulose est très explicite. La question est toujours en
suspens et bien malin qui pourrait y répondre : est-ce un simple
contentieux entre frères ennemis ou y a-t-il une volonté de nuire de la part d’une
autre filière ? En tout cas, les dégâts sont bien réels : faillite,
emplois détruits… La filière ouate de cellulose, qui connaissait une belle
dynamique ces dernières années, est durablement affaiblie.
L’avènement du citoyen dans la
conduite des affaires ?
Face à ce type de manœuvres, qui cherchent à faire prévaloir des
intérêts catégoriels et la constitution d’une rente au détriment du bien
commun, les acteurs de la société civile réagissent en créant des
observatoires, préalables à des actions plus efficaces (plainte en justice,
etc.). L’objectif, à terme, étant de mettre un place une véritable gouvernance
partagée dans la conduite des affaires. Ainsi, en France, le collectif Regards
Citoyens commence à connaître une petite notoriété grâce à son travail pour
le renforcement de la transparence démocratique.
A Bruxelles, temple
du lobbying, des ONG mettent en lumière la collusion entre le business et
la politique. Paranoïa ? Fonctionnement normal des institutions ? Les
dernières élections européennes donnent un éclairage
sur ces pratiques douteuses. L’ONG Corporate
Europe Observatory met ainsi évidence les fameuses « revolving
doors », via un tableau
tenu à jour. Ex-députés et commissaires européens n’hésitent plus à se
faire embaucher par des entreprises… pour leur faire
profiter de leur réseau. La probité en prend un coup.
Concernant notre secteur de prédilection, un cas emblématique est
celui de Fiona
Hall, députée européenne durant dix ans, siégeant au comité
« Industrie, recherche et énergie » du parlement et travaillant sur
des dossiers d’importance comme la directive sur l’efficacité énergétique. Or,
sitôt son mandat terminé en juin dernier, elle est recrutée par Rockwool, le
spécialiste de la laine de roche. Pointée du doigt par l’ONG, Fiona Hall
n’y voit pourtant aucun inconvénient car il s’agit d’un « alignement d’intérêts [entre les siens et l’entreprise]
plutôt qu’un conflit d’intérêt ». Devant ce genre de pratiques, l’ONG
n’hésite plus à publiquement demander des comptes aux eurodéputés actuels afin d’obtenir
un vrai code de conduite. Une pétition
est ainsi créée, analysant la stratégie de lobbying déployée par Rockwool,
complétée par une vidéo
montrant des faits d’esclavage moderne dans son usine en Inde.
Plus qu’un
simple « coup de gueule », cet article en appelle aux responsabilités
de chacun. La profession fulmine contre le travail détaché, les normes, etc.
mais certains en profitent largement. Sans parler du lobbying
pernicieux et des cas
d’esclavage moderne loin de nos contrées. Le double discours est à la fois
évident et ravageur. Et dire que de
nombreuses entreprises disposent de charte de responsabilité sociétale,
publient des rapports dédiés au développement durable, inscrivent les enjeux
sociétaux dans leurs stratégies industrielles ?!
D’où la
question suivante : cette prolifération
des scandales est-elle liée au délitement des mœurs ou signifie-t-elle une
meilleure détection des dérives et des abus ? Certains avancent la perte
des valeurs, l’immoralisme ambiant. Or, il s’avère plutôt, comme le rappelle à
juste titre Roger
Pol-Droit, que les informations, autrefois tenues secrètes donc
inefficaces, sont aujourd’hui partagées. Les nouvelles technologies de
l’information ont du bon. Reste à passer du constat aux améliorations en bonne
et due forme dans la « vie réelle ». Et là, il y a encore des
marges de progression…
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