La fraude aux cotisations sociales dans le BTP : un mal incurable ? (source : ladepeche.fr)
Généralement, en France, le grand jeu concernant la fraude
consiste à dénoncer tout ou partie de catégories socio-professionnelles et leur
appétence aux prestations sociales, celles-ci étant bien évidemment trop
généreuses et trop faciles à avoir. Le grand mérite du dernier rapport
de la Cour des Comptes, publié le 17 septembre 2014, concernant
l’application des lois de financement de la sécurité sociale, est ainsi de s’intéresser au volet recettes et non pas à celui des dépenses. En clair,
focalisons nous sur « comment est financé notre système social »
et surtout, « quelle est l’ampleur des moyens mis en œuvre par ceux qui le
finance pour éviter de payer les cotisations sociales ? ».
En effet, celles-ci représentent plus de la moitié des
ressources de la protection sociale en France, soit 346,2 milliards d’euros
(17% du PIB). Or, comme le note la Cour, leur collecte repose sur un système
déclaratif complexe, exposée à de nombreux risques d’erreur (omissions involontaires,
ignorance ou mauvaise interprétation du droit…) ou pire, à des tentatives de
fraude (c’est-à-dire actions commises intentionnellement). Toutefois, gardons-nous
de penser (et dire) que la France est gangrenée par la fraude…
Ainsi, tout en reconnaissant la difficulté d’estimer le
phénomène (difficultés méthodologiques, non prise en compte du secteur
agricole…), et malgré les actions menées par les pouvoirs publics pour lutter
contre toute forme de fraudes, la Cour des Comptes évalue le montant de
celles-ci entre 16,8 et 20,8 milliards d’euros pour l’année 2012. Ces chiffres
sont une gifle comparés à ceux (estimés) pour l’année 2004 : entre 6,6 et
11,7 milliards. Or, le secteur de la construction n’est pas exempt de tout
reproche dans cet état de fait… ni l’administration.
Complexification et
renouvellement de la fraude
Selon la Cour des Comptes, le secteur de la construction
représenterait 3,8 milliards d’euros de cotisations éludées, soit 22,6 % du
total (avec la fourchette basse comme référence). Les raisons avancées ? Des
formes anciennes de fraude, toujours aussi difficiles à détecter (sous-déclaration
– intentionnelle ou non – d’activité ou d’heures de travail). Mais surtout deux
phénomènes nouveaux, impactant massivement le secteur de la construction : le travailleur détaché et l'
autoentrepreneur.
- Le travail détaché
Leur nombre ayant été multiplié par 22 entre 2000 et 2012,
les travailleurs détachés, déjà évoqués
sur ce blog, ne sont plus un épiphénomène : impacts financiers,
conséquences sociales… la Cour des Comptes a donc raison de s’y intéresser. Ainsi,
elle rappelle que « les entreprises
de travail temporaire établissent 30 % des déclarations de détachement (aux 3/4
dans les secteurs du BTP et de l’agriculture). Ceci explique notamment que les
Français occupent la quatrième place des contingents de salariés détachés en
France (16 900 en 2012, soit 10 %), dont deux-tiers de Lorrains, derrière les
Polonais (31 700), les Portugais (20 100) et les Roumains (17 500) »
(page 131). Aussi, des 170 000 salariés détachés en 2012, 70 000
proviennent des anciens pays d’Europe de l’Est, entrés dans l’Union européenne
entre 2004 et 2007.
Et la Cour de reprendre les chiffres avancés par le Sénat
dans un rapport d’avril 2013 (Le travailleur détaché : un salarié low cost
?) : la fraude liée aux travailleurs détachés non déclarés,
estimés à 300 000 en 2010, atteindrait 380 millions d’euros. Et bien
évidemment, ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. En effet, le travail
détaché est source de fraudes variées, au-delà de celles aux cotisations
sociales : violations du droit du travail, conditions de travail et
d’hébergement déplorables…
- Le statut d’autoentrepreneur
Egalement
évoquée sur ce blog, cette pratique de dissimulation de l’emploi de salariés
sous l’apparence d’une relation commerciale est de plus en plus utilisée afin
de se soustraire à certaines dispositions du droit du travail et de la sécurité
sociale. Aussi, certains l’utilisent afin de verser des salaires moins élevés
tout en permettant de minorer les taux de cotisations.
Problème : il faut pouvoir caractériser la fraude. Pour
ce faire, selon la Cour, il faut examiner la réalité de chaque relation de
travail et montrer que le donneur d’ordre contrôle l’exécution de ses tâches
par l’intéressé de la même manière que pour un salarié. Tâche fastidieuse quand
on sait qu’il existe 136 000
autoentrepreneurs actifs dans le secteur de la construction, en 2013. Toutefois,
l’URSSAF a mené, en 2011, une enquête sur un échantillon de 1 500
autoentrepreneurs (tous secteurs confondus)… qui a abouti à un taux de redressement de 31,3 % des
personnes contrôlées et de 45,7 % des cotisations contrôlées ?! On
comprend dès lors que les organisations du secteur – les artisans de la CAPEB en
tête – se battent pied à pied pour réduire les marges de manœuvre des personnes
adoptant ce statut.
Le problème du
redressement
Comme l’avance la Cour des comptes, la fraude (ou plutôt les
fraudes) s’inscrit dans un environnement politico-économique en mutation.
« La mondialisation des échanges et
la segmentation croissante des chaînes de valeur ajoutée, le développement du
marché unique européen, réunissant des États dont les niveaux de protection
sociale sont très inégaux, l’augmentation des possibilités de transactions
dématérialisées créent des nouvelles opportunités de fraude ou facilitent le
renouvellement de formes anciennes » (page 130). Ainsi, « la fraude transnationale, la sous-traitance
en cascade, les faux statuts, les circuits de financement occultes compliquent
la tâche des agents chargés du contrôle des cotisations ».
De fait, au-delà de la fraude, le phénomène très inquiétant
reste l’échec des redressements. En effet, l’activité de contrôle n’aboutit à
redresser qu’environ 1,5 % de la fraude liée au travail dissimulé. Et la Cour des
Comptes d’asséner : « la combinaison d’un
taux de redressement peu élevé et d’un faible taux de recouvrement fait que les
sommes effectivement collectées s’avèrent dérisoires au regard de la fraude
totale. Elles se chiffrent en dizaines de millions et la fraude, en dizaine de
milliards d’euros, ce qui correspond à un taux de recouvrement des cotisations
éludées d’environ 0,2 % ».
Dans son rapport
d’activité 2013, publié en juillet dernier, l’Agence centrale des
organismes de sécurité sociale (Acoss) dresse le même bilan de son activité de lutte
contre le travail illégal. Selon l’organisme, des cas de fraudes ont été
détectés dans 13,7 % des 2 605 entreprises du secteur de la construction
qui ont été contrôlées (page 50 notamment). Or, le chiffre est plus élevé que
ceux des années précédentes. Une conséquence de la crise, celle-ci incitant les
entreprises à avoir recours à des pratiques proscrites pour gagner des contrats
et défendre leur chiffre d’affaires ? Sans oublier qu’il ne s’agit que
d’une estimation du phénomène..
Toutefois, en essayant de caractériser au maximum les fraudeurs,
l’Acoss permet de dégager des tendances et de rendre plus efficace les
contrôles. Ainsi, les fraudes sont particulièrement présentes en Franche Comté,
en Bourgogne, en Rhône-Alpes ainsi qu’en Île-de-France. Hormis le Génie Civil,
tous les secteurs d’activité sont impactés avec, comme mauvais élèves, la
construction (210 entreprises contrôlées avec un taux de fraude de 21,9 %) et
la peinture/vitrerie (196 sociétés et un taux de 24 %). La plâtrerie arrive
juste derrière avec 184 établissements contrôlés et 18,5% ayant fraudés. De même,
il s’avère que la fraude soit surtout observable dans les établissements de
moins de 7 salariés.
Qui est à blâmer ?
Ces derniers mois, de nombreux entreprises prises en flagrant
délits de fraude ont fait la Une de la presse : du promoteur
immobilier comme Promodim à la major du BTP qu’est Bouygues Construction et
ses chantiers du Balardgone
à Paris ou de l’EPR
en Normandie.
Aussi, est-il permis de se demander si certains n’ont pas
institutionnalisé cet « art d’optimiser » la législation afin de
maximiser les profits et engranger des nouveaux contrats. Au risque de détériorer
la santé des ouvriers et le devenir du secteur… Il est d’ailleurs cocasse de
voir qui demande des aménagements rapides pour tenter de minimiser les effets
pervers : les organisations patronales ! Et encore, certaines ont un
discours schizophrénique (n’est-ce pas la FFB ?), demandant des garde-fous
alors que les adhérents – notamment les grandes entreprises – tirent un profit
non négligeable de ces législations.
En outre, une seconde question est mise en exergue : pas
celle « à qui la faute ? » mais plutôt « à qui la faute
originelle ? » En effet, en votant des législations sur l’auto-entreprenariat
ou le travail détaché, l’Etat « stimule » la fraude, sapant sa base
fiscale, qui, elle-même, permet au système distributif de perdurer. En clair, le
régulateur promeut des lois qui mettent en danger sa pérennité.
Plus précisément, même s’il est demandé à l’Etat de se
moderniser pour engendrer un sursaut salvateur, il lui est également imposé
(mais on a tendance à l’oublier…) de rénover sa manière d’appréhender l’économie
réelle. L’Etat met en œuvre une libéralisation de l’économie (détachement de
travailleurs et l’auto-entreprenariat) mais doit absolument, d’un autre côté, renforcer
la lutte contre les comportements déviants ainsi engendrés par les changements législatifs.
Aussi, comme l’avancent l’Acoss et la Cour des Comptes, le renforcement de la lutte
passe par la professionnalisation des équipes et l’actualisation de la
législation (sanctions accrus, coopération et mutualisation entre les
services…). La libéralisation pour dynamiser, oui. Mais si cela doit se
faire au détriment des compétences et des savoir-faire historiques que
possèdent la profession, cela risque d’avoir des effets négatifs dévastateurs.
Sans parler des conséquences politiques…
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