mercredi 25 février 2015

Est-il encore permis de construire des infrastructures en France ?

Novembre 2014 : les pro-barrage de Sivens manifestent contre les « zadistes » à Albi
(source : tempsreel.nouvelobs.com)

La question pourrait paraître incongrue tant les besoins en logements, en réfection d’infrastructures ou la construction de nouvelles sont d’une nécessité criante pour notre pays. Ne parlons pas de financement, il en existe de toutes sortes avec leurs avantages et leurs inconvénients : la contrainte budgétaire rend l’Etat précautionneux, le péage est regardé comme du racket, les impôts comme du vol, quant aux partenariats public-privé… Parlons plutôt de l’importance des infrastructures, socle à la fois politique et économique d’un pays. Ou plutôt de leur utilité. Or, cette notion ne revêt pas la même signification selon les époques, les générations ou le bord politique.

Ainsi, il est nécessaire de s’interroger sur la confiance que l’on porte aux responsables politiques et économiques qui soutiennent le projet. En effet, comme le rappelle le sociologue Jean Viard : « tant que l’Etat a été perçu comme porteur de grands projets motivés par l’intérêt collectif, l’aménagement du territoire a peu souffert de contestation. Mais la société ne semble désormais plus tenir une vision claire du bien public. Ces grands projets contestés sont synonymes de gâchis et de gabegie. Là aussi, ce ne sont pas seulement des militants écolos qui le disent mais la Cour des comptes ». Aussi, est-il permis de poser la question : y a-t-il encore une envie d’infrastructures en France ?

Chantiers sous tensions et projets « zadifiés »

Les équipes régionales du journal Le Moniteur ont réalisé une cartographie des 32 chantiers sous tension actuellement. Première constatation : tout type de projet est ciblé (énergie, transports, bâtiments et zone d’activités, déchets). Deuxième constat : l’ensemble de la France est touchée.


Pis, certains chantiers deviennent des ZAD : ces fameuses zones à défendre, tenues par des ZADistes dont même eux ont du mal à définir le terme. Le Moniteur se fait même l’écho des préoccupations des acteurs du BTP, qui se trouvent démunis face à ce mouvement disparate : comment protéger les chantiers des activistes ?

Il en existerait ainsi 5 en France. Au-delà des connues – l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), le chantier de construction du barrage de Sivens (Tarn) et le Center Parcs de Roybon (Isère) – il y a également des ZAD dans la plaine de Montesson (construction d’une grande zone commerciale à la place de champs, Yvelines) et à Sainte-Colombe-en-Bruilhois (projet de LGV Bordeaux-Toulouse).

Un ZADiste est un opposant, un opposant n’est pas obligatoirement un ZADiste

A écouter Serge Perraud, maire de Roybon, les ZADistes sont « des terroristes, des anarchistes, qui agglomèrent autour d’eux des gamins ! ». Pour Philippe Layat, éleveur exproprié par le Grand Stade de Lyon (mais non-ZADiste), ce sont « des écolos et des cocos, des hippies, des cafards qui ne servent à rien. […] On n’est pas de la même obédience, on ne peut pas s’entendre ».

Aussi, il est convenu que les ZAD regroupent des personnes de la mouvance écologiste radicale mais aussi d’extrême gauche. Toutefois, les spécialistes en politique pourraient vous expliquer qu’il existe des passerelles entre ces deux mondes… tout comme des oppositions historiques et inconciliables. De fait, les ZADistes s’opposent bien à un projet… mais pas pour les mêmes raisons.

En outre, la contestation peut tout aussi bien être le fait de la population locale : des agriculteurs comme dans le cas de la plaine de Montesson, des riverains à l’encontre des enceintes sportives, etc. Les opposants ne sont donc pas tous de dangereux gauchistes ou des djihadistes verts et il n’est plus rare de voir certains projets combattus par des associations de pêcheurs, des associations de consommateurs, etc.

En effet, les citoyens ne veulent plus seulement savoir. Ils veulent aussi être consultés, voire pouvoir proposer des solutions alternatives. De fait, la ZAD « se crée » lorsque le dialogue est absent ou rompu. Elle est, en quelque sorte, l’aboutissement de l’échec de la (non)consultation… tout comme une réponse politique choisie par des groupuscules pour se faire entendre. Mais avec quelle légitimité et dans quel cadre légal ?

Légitimité et légalité : le balancier en mouvement

Les ZADistes posent la légitimité de leurs actions – la défense de la nature, l’opposition à un système économique vicié – comme raison suffisante pour occuper un terrain. A l’inverse, les maitres d’œuvre des projets avancent l’idée que leur légitimité vient du peuple, c’est-à-dire du système démocratique, avec les élections comme outil – certes imparfait – de décision. Ainsi, Alain Cottalorda, président du conseil général de l’Isère rappelle que « 41 maires ont été élus ou réélus sur ce projet [de Center Parcs de Roybon] », lors des dernières élections municipales en mars 2014.

L’opposition est donc frontale : pas seulement sur l’argumentaire mais également sur la manière de voir le monde et d’y vivre. Toutefois, la société de l’information tend à donner une crédibilité et une visibilité aux ZADistes. Pourquoi ? Justement parce qu’ils arrivent à agréger des individus de tout horizon et à donner, à leur action, un caractère exceptionnel et populaire (les petits contre les gros méchants bétonneurs) mais aussi une certaine médiatisation, reprise par des mouvements amis : EELV, Greenpeace…
                                                    
Leur combat connaît donc une certaine légitimité dans le sens où cette légitimité renvoie à l’acceptabilité de la part du public (ou d’une partie) : il existe un bien fondé à l’action car celle-ci a pour but de défendre les intérêts d’une population. Mais qu’en est-il de la légalité ? Question qui se pose autant pour les ZADistes que pour les promoteurs ou l’Etat. Comme le dit Dominique Bourg, professeur à l’université de Lausanne (géosciences et environnement), « il est rarissime que la légalité suffise à rendre une décision légitime. La légitimité en question est par définition inséparable des caractéristiques de la décision et de son contexte. Pour qu’un barrage soit légitime, il ne suffit pas qu’un élu en décide. Il faut que le dossier sur lequel il s’appuie soit scientifiquement et technologiquement solide, qu’il soit au fait des intérêts en cause et qu’ils les aient consultés. La légitimité est ainsi le fruit d’une construction démocratique complexe ».

Le monde actuel est donc fait de complexité et d’intérêts enchevêtrés. Certes, on peut ne pas être d’accord avec ce que dit Dominique Bourg mais ses propos doivent interpeller. Aussi, l’opposition à un projet d’infrastructure, qu’elle soit le fait de ZADistes ou non, signifie qu’on ne s’oppose pas uniquement à un mode de développement (analyse simpliste visant à disqualifier la parole ZADiste, « gauchiste et intégriste ») mais aussi qu’on s’oppose à un progrès qu’on ne comprend pas, aux décisions venues d’en haut de la part d’institutions républicaines dans lesquelles la confiance s’est érodée. Finalement, on s’oppose au manque de respect.

L’Etat, le coupable idéal ?

Il serait faux de croire que l’Etat est devenu « mauvais » durant la dernière décennie. Depuis 1945, il y a de nombreux exemples de gâchis financiers (exemple de l’aérotrain dans les années 1970) ou d’opposition des populations locales : le nucléaire est un cas récurrent et avant lui, les barrages hydroélectriques. Encore aujourd’hui, les populations se souviennent avec émotion de la construction du barrage de Tignes en Savoie (1947-1953), pour ne prendre que cet exemple. A ce sujet, le très beau film la Folie des hommes, avec Michel Serrault et Daniel Auteuil, est inspiré de l’histoire du barrage du Vajont (Italie, 1956-1959) et retrace les tourments des populations.

Toutefois, l’Etat est-il le seul responsable de ces grands projets ? N’existe-t-il pas une demande en infrastructures de la part des populations, pour le développement des territoires ? Cela était vrai dans l’après-guerre. Cela l’est toujours actuellement. Avec la décentralisation, les élus locaux voient leurs prérogatives se renforcer mais également leurs obligations envers les populations. L’élu n’est plus un « gestionnaire de boutique » mais un manager des atouts de sa localité, la valorisant pour attirer entreprises, commerces et populations nouvelles, dans le respect des équilibres historiques, sociologiques, etc.

Aussi, l’élu se doit de fédérer les populations pour réaliser une définition concertée d’un projet et sa construction. Mais comment fédérer les différents acteurs alors que la défiance règne, que la parole de l’ingénieur, du savant, de l’intellectuel… est aujourd’hui autant décriée, critiquée, remise en cause ? Rapports et contre rapports s’opposent, les recours sont déposés, dans une opposition stérile qui bloque les situations, renforce les frustrations et dégénère en pensées déclinistes généralisées, pour ne pas dire mortifères. L’expertise est mise au pilori, du fait, justement, des volontés de chacun d’atteindre leurs objectifs sans prendre en compte les intérêts de l’autre. Ainsi, bien sûr, il est intéressant que les citoyens s’impliquent, contre-argumentent. Mais il en va de la responsabilité de chacun de garder un cap, ce vers quoi on veut tendre. Or, qui le tient ?

Vers une redéfinition des responsabilités ?

Pour la construction d’hôpitaux ou d’écoles, il n’y a pas ou peu d’exemples de blocages (ou alors à la marge). Ces biens publics sont acceptés car l’intérêt général est évident. Mais pour le reste ? Les manifestations de ce week-end à Nantes ou à Toulouse, prenant appui sur l’opposition à certains projets d’infrastructures, ont débouché sur des heurts avec les forces de police. Alors que le mot d’ordre était la défense d’un paysage, d’une localité, cela a dégénéré en bataille rangée. D’une opposition locale, sur un projet bien précis, la contestation s’est focalisée sur les « violences policières, sociales, économiques... Résistance ». Selon ce point de vue, l’Etat use de la violence pour défendre un mode de développement violent (« l’agriculture intensive et les bétonneurs ») et qui violente les individus. A l’inverse, les forces de police use de la violence – légitime et raisonnée – contre des groupuscules, qui eux, sont violents… On n’en sort plus.

Comme le dit justement Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public « dans toute décision publique, il y a des gagnants et des perdants. D’où l’intérêt d’imaginer rapidement des compensations avec les derniers ». Toutefois, celles-ci ne sont pas seulement financières mais également morales, voire sentimentales. Pour reprendre l’exemple du stade des Lumières (Lyon), Philippe Layat expose bien son point de vue : « je ne suis plus maître de mes terres, je me les fais piquer ». Actuellement, il est aisé d’évaluer la pertinence économique et environnementale d’un projet. Mais pas son impact sentimental. La création d’une infrastructure est aussi un déchirement pour ceux qui perdent une maison, des terrains…

Revient alors la perpétuelle question : comment intégrer le citoyen dans la définition des projets, leur construction et leur gestion ? Comment évaluer son ressenti ? Par des enquêtes publiques ? Des réunions locales ? Un panel de citoyens, tirés au sort à la manière d’un jury d’assises ? L’utilisation d’Internet pour améliorer cette démocratie participative que tout le monde appelle de ses vœux ? Les votations/référendums locaux ? Le problème est qu’en France, ceux-ci sont souvent pris pour des plébiscites des responsables politiques en place… En clair, « les Français votent avec leurs pieds » (quand ils votent).

Est donc centrale la question de la confiance, de l’état d’esprit dans lequel se trouve la personne à qui est proposé de faire un choix. Aussi, ce n’est pas tant les outils d’aide à la décision qui font défaut, ni la volonté des personnes impliquées (élus, promoteurs…) pour prendre en compte les aspirations de chacun. Le problème préalable est le contexte de défiance généralisée. Ou, pour reprendre les propos de Dominique Bourg : « que la France soit la championne des blocages, des conflits de toutes sortes est très probablement le meilleur indicateur de la décrépitude de ses institutions démocratiques et de leur inadéquation ».


Le constat est fait. Ne reste plus qu’à faire un aggiornamento, à user de notre esprit philosophico-sociologique cartésien pour trouver des solutions et dépasser ces oppositions. Il y a urgence. Les impératifs économiques et climatiques nous le rappellent. La politique n’est qu’un outil pour vivre ensemble.

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