mercredi 22 mars 2017

Clause Molière : les régions, médecins malgré elles

La clause Molière pour atténuer les dérives du travail détaché ? (source : Libé)

Depuis février, et la proposition de Laurent Wauquiez d’imposer aux ouvriers de « maîtriser le français » sur les chantiers, la polémique enfle sur la place des travailleurs détachés. Au-delà du micmac médiatique, cette problématique met surtout en lumière les manœuvres des uns et des autres, entre caricatures, dénonciations de dumping social et réalités du terrain. 

Bien comprendre ce qu’est un travailleur détaché 

Introduit en 1996 par la directive 96/71/CE, un travailleur détaché est un salarié envoyé à titre temporaire dans un autre pays de l’Union européenne par son employeur. Ce dernier a alors l’obligation de respecter les règles essentielles du marché du travail où se fait le détachement, notamment le salaire minimum et le temps de travail maximal. Le plombier polonais, ou l’ouvrier espagnol, portugais ou roumain – soit, dans l’ordre, les quatre nationalités les plus représentées parmi les travailleurs détachés présents en France – sont donc, à l’instar de leurs homologues français, payés au minimum 9,76€ bruts de l’heure.

L’entreprise qui a recours aux travailleurs détachés doit en outre s’acquitter des frais de déplacement et d’hébergement. En revanche, elle s’acquitte des cotisations sociales du pays d’origine : 25 à 30 % du salaire en Pologne ou en Roumanie, contre près de 60 % en France. Cette différence est le principal argument des opposants au travail détaché, qui dénoncent un « dumping social ». Argument rejeté par le camp d’en face. 

La concurrence loyale : un argument fallacieux ? 

Dans une tribune publiée dans Les Échos, Gaspard Koenig, président du think tank Génération Libre, affirme que les travailleurs détachés et nationaux « représentent sensiblement le même coût pour l’employeur, étant donné les nombreux allégements de charge autour du SMIC ». Selon lui, la concurrence serait donc « tout à fait loyale ». L’argument économique est également avancé par la Commission européenne : un travailleur français payé au SMIC coûterait même moins cher qu’un travailleur détaché.

Sans remettre en cause le fait que le coût soit à peu près le même dans le cadre d’un SMIC, il est nécessaire de s’interroger sur ce que représente ce salaire pour les intéressés. Si 9,76€ bruts est un minimum pour un Français, cela représente 5 fois le salaire horaire minimum roumain, qui s’établit à 1,8€. En conséquence, un travailleur spécialisé roumain sera enclin à accepter un SMIC, quand, à compétences égales, son homologue français aura des exigences salariales supérieures.

En outre, cet argument (coûts sensiblement les mêmes) n’est valable que dans le cas d’un travailleur rémunéré au SMIC. Pour un emploi spécialisé, où la rémunération est théoriquement plus élevée, il n’y a pas d’allègements des charges sociales, ce qui profite aux travailleurs détachés. Au final, les ouvriers spécialisés français sont donc doublement pénalisés : soit ils acceptent une rémunération en deçà de leurs attentes afin de rester attractifs ; Soit, pour un poste mieux rémunéré, ils sont mis en concurrence avec une main d’œuvre moins chère et perdent en compétitivité. 

La réalité des chiffres… et du terrain 

En juin 2016, le Ministère de l’Économie publie une lettre intitulée « Concurrence sociale des travailleurs détachés en France : fausses évidences et réalités » où il est fait état de la forte progression du nombre de travailleurs détachés, passés de 170 000 en 2012 à 286 000 en 2015. Pour le secteur du BTP (le plus concerné), ce nombre est aussi en augmentation, de 71 000 à 77 000, alors que la branche a perdu 110 000 emplois sur la même période (1,27 million contre 1,16). La profession détruit donc des emplois, mais a recours à une main d’œuvre étrangère de plus en plus nombreuse. Difficile d’imaginer que l’intérêt financier n’y soit pas associé.

En effet, il faut être attentif à la situation et faire complétement la distinction entre travailleurs détachés et entreprises étrangères, qui prennent des chantiers en France. Ce qui notamment très, très fort dans le Sud-Ouest.

Par exemple, le doublement de la rocade d’Albi a été confié à une entreprise espagnole, 10% moins chère (sur un budget de 10 millions d’euros) grâce à sa fiscalité avantageuse. De même, la construction de la piscine de Foix a été confiée à une entreprise polonaise, tandis que la rénovation d’un restaurant McDonald’s de Tarbes a été décrochée par une société espagnole. En 2012, la Dépêche estimait ainsi un manque à gagner de 12 millions d’euros pour le secteur du BTP du Sud-Ouest. Au final, les collectivités font des économies sur les chantiers mais fragilisent le tissu économique local.

Surtout, au-delà des chiffres, la réalité du terrain jette encore plus de discrédit. Le travail détaché est utilisé par certaines entreprises françaises pour exploiter les travailleurs étrangers en France, alors que le secteur est déjà touché par les fraudes et les abus. Dans l’Hérault, des travailleurs portugais à l’œuvre 50 heures par semaine payées 35. A Rennes des travailleurs roumains et bulgares payés entre 200 et 300 euros. Plus emblématique, 460 travailleurs non déclarés sur le chantier Bouygues de Flamanville !

Certaines entreprises françaises créent même des filiales à l’étranger pour les utiliser en fausse sous-traitance. Les discussions avec des chefs de chantier, inspecteurs du travail ou délégués syndicaux sont, à ce sujet, effarantes.

Malgré tout, l’intérêt du travail détaché est bien réel. Par exemple, la France a l’objectif de construire 500 000 logements par an à partir de 2017, contre 352 000 logements en 2015 et 410 000 en 2016. Or, pour monter en charge rapidement, il y a donc (encore) un besoin de main d’œuvre. Pour cela, les travailleurs détachés constituent une ressource non négligeable : ressource de complément certes, et non de remplacement. L’enjeu de la formation est toujours prégnant. 

En France, le statut actuel fait l’unanimité… contre lui 

En juillet 2016, Manuel Valls propose à Bruxelles « une égalité de traitement, par le haut, pour lutter contre le dumping social », menaçant de ne plus appliquer la directive de 1996 si les conditions actuelles demeuraient. Aujourd’hui, les candidats à la présidentielle sont d’ailleurs unanimes sur le manque de pertinence de cette directive. Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan prônent sa suppression pure et simple, tandis que les autres candidats militent pour une réforme :
  • François Fillon exige « un niveau de charges qui empêche tout dumping social ». L’idée est bonne mais incomplète, car elle ne cible que l’entreprise. Se focaliser seulement sur les charges ne résoudra pas le problème de différence entre le salaire acceptable pour un ouvrier français et un ouvrier étranger.
  • Benoît Hamon veut faire respecter le principe « à travail égal salaire égal : lutte contre la fraude des sous-traitants, renforcement des inspections du travail et des contrôles sur les chantiers ». À l’inverse de François Fillon, le candidat socialiste se place uniquement du côté du salarié. Quid de la différence de charges, qui est une des composantes prises en compte par les entreprises ?
  • Comme sur la question du logement, Emmanuel Macron fait du Macron et souhaite « mener à son terme une réforme de la directive sur le travail détaché ». Et donc, concrètement ?
La Commission européenne propose une voie similaire à celle de Benoît Hamon, mais plus complète, avec le principe d’une rémunération identique (primes et indemnités comprises) pour un même travail effectué au même endroit. Si les cotisations sociales ne sont pas évoquées, cela réglerait au moins le problème de travailleurs qualifiés acceptant des postes non-qualifiés pour un salaire minimum (en théorie du moins). Il semble également nécessaire de renforcer de manière drastique les contrôles, ce qu’a déjà amorcé la loi El Khomri.

Toutefois, en attendant les possibles évolutions des législations française et européenne, les collectivités locales tentent de trouver des solutions à leur échelle, et selon le niveau d’urgence en termes d’emplois et de niveau d’activité des entreprises. 

La clause « Molière » : un moyen de retrouver de l’autonomie 

Le 9 février, la région Auvergne-Rhône-Alpes, présidée par Laurent Wauquiez, adopte la clause dite « Molière » (aussi votée par les conseils régionaux de Normandie, des Hauts-de-France et, plus récemment d’Île-de-France). Dans le cadre des contrats octroyés par la collectivité, celle-ci oblige les ouvriers à « maîtriser le français ». Seules alternatives, la présence d’un interprète ou le paiement d’une amende de 5% du montant du marché. Si l’objectif mis en avant est la sécurité des travailleurs, la mesure a aussi pour but de réguler l’afflux d’entreprises étrangères « qui viennent avec leurs équipes, sans qu’aucun ne parle français ». Pour Jacques Chanut, président de la FFB, il s’agit « d’une bonne chose ».

Pourtant, plusieurs personnalités politiques se sont exprimées contre. Michel Delpuech, pour son dernier jour comme préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a adressé un « recours gracieux » à Laurent Wauquiez afin qu’il retire la délibération, « susceptible de créer une discrimination fondée sur la nationalité des entreprises candidates ». De même, Élisabeth Morin-Chartier, députée PPE (droite européenne), co-rapportrice du projet de révision de la directive sur les travailleurs détachés, a envoyé un courrier à François Fillon lui demandant de ne pas « tomber dans le piège du repli nationaliste ».

Ces critiques sont révélatrices du niveau hautement sensible du débat. D’un côté, il bascule (malgré lui et de manière abusive) sur le terrain glissant du nationalisme. De l’autre, il révèle les différences d’objectifs d’une Europe partagée entre deux blocs (les pays de l’Est sont tous favorables à la situation actuelle, les autres majoritairement contre).

Au milieu, les collectivités tentent de trouver des solutions hybrides. Une situation qui ne convient à personne en France et où les solutions proposées ne font pas l’unanimité. Et cela risque de durer.

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