jeudi 12 mars 2015

Détecteur de fumée ou détecteur d’intérêts ?


Et si le feu était un prétexte bien commode pour vendre ses produits ?

Pas de dérogation à l’obligation d’installation de détecteur de fumée ! Sylvia Pinel, ministre du Logement, a tranché. Il était temps, après dix ans d’atermoiements. Il est vrai que l’incendie est un marqueur de la petite comme de la grande Histoire, laissant des traces dans la conscience collective et individuelle. Qui ne se souvient pas d’une histoire racontée par ses grands-parents sur une maison familiale qui a brûlé ou encore ces grands incendies qui ont décimés des villes ou des quartiers ? A Paris, le souvenir des inondations est toujours là… tout comme celui des incendies : pour le plus récent (2005), le tristement célèbre hôtel Paris-Opéra et ses 25 victimes. Sans oublier que la France a été durablement marquée par l’incendie du 5-7 en 1970.

Le feu est une calamité à combattre et le détecteur de fumée est un moyen de le faire. Mais pourquoi, alors, autant de temps pour le rendre obligatoire ? A cause de l’impéritie des pouvoirs publics ? Abordons plutôt le sujet autrement. Et si, finalement, le risque incendie n’était qu’un épiphénomène ? Et si la question des détecteurs de fumée, en invoquant l’impératif de sauver des vies, n’était qu’une vieille ficelle marketing bien connue ? En effet, la peur engendre certains réflexes pavloviens comme le besoin de protection. Aussi, il n’est pas question ici de cyniquement discuter l’importance ou non des morts – des drames – liés aux incendies mais de poser la question de notre résilience face à ce phénomène, de la nécessité de l’analyser avec raison et d’avoir un questionnement légitime sur l’argumentaire employé par les acteurs en présence. Bref, de se demander si le feu n’est pas un prétexte bien commode.

Un détecteur, c’est bien ; La prévention, c’est mieux

D’après le ministère du Logement, il existe « six bonnes raisons » d’installer un détecteur de fumée, mêlant peur, esprit civique et évidence absurde. Ainsi, un détecteur, ou DAAF pour les experts, permet de « sauver des vies, détecter les fumées, agir vite contre le feu ». Mais aussi « que cette protection n’est pas chère, que le détecteur est facile à installer ». Sans oublier le savoureux « parce que c’est obligatoire ». Effectivement, c’est une bonne raison !


 Lancement de la campagne nationale de prévention contre les incendies domestiques
Sylvia Pinel (Logement) et Bernard Cazeneuve (Intérieur)

Le ministère n’en oublie pas de préciser que l’on peut aussi prévenir les incendies, avec quelques règles de base, pour ne pas dire du bon sens : par exemple, des installations électriques non surchargées d’appareils (la fameuse prise où est branchée une multiprise qui alimente… des multiprises) ou encore l’entretien régulier des installations de gaz, de chauffage et d’électricité. De même, et surtout, il est nécessaire d’avoir des comportements irréprochables (ne pas fumer au lit, surveiller les plats sur le feu, éviter les produits inflammables près de corps chauds…), ceux-ci restant le meilleur moyen de minimiser les risques.

Les chiffres pour constater. Mais quoi ?

Pour démontrer la nécessité du détecteur de fumée, le ministère du Logement et la Fédération française des métiers de l’incendie (FFMI) assènent une quantité de chiffres et de statistiques. Ne prenons que ceux concernant le nombre de morts. Ainsi, les incendies d’habitations provoquent le décès de 800 personnes annuellement. Pis, ils sont la deuxième cause de mortalité chez les moins de 5 ans.

Or, ce discours jette un trouble. En effet, certains sites – notamment les assureurs – disent plutôt « jusqu’à 800 morts » quand d’autres sources internes de la FFMI parlent même « de 600 à 1 200 morts par an ». Quid ? Ainsi, sans vouloir minimiser le risque incendie et les drames qui peuvent subvenir, il est intéressant de s’interroger sur les bases de ce discours provenant à la fois du ministère et du syndicat professionnel des métiers de l’incendie. On veut faire prendre conscience du risque et montrer qu’il y a une solution : le détecteur. Mais les chiffres avancés sont incohérents. De plus, d’où viennent-ils ?

Ce que disent les chiffres du ministère de l’Intérieur

La direction générale de la Sécurité civile et de la gestion des crises, au sein du ministère de l’Intérieur, centralise les données statistiques concernant les incendies de toutes sortes. Ainsi, ceux-ci représentent 7% des interventions totales des pompiers en France.

D’après les chiffres 2014 des services d’incendie et de secours (SDIS), il y a eu 281 908 incendies (habitations, véhicules, végétations…) dont 82 698 feux d’habitations (29,3% du total). Or, la FFMI avance que les incendies sont « des catastrophes humaines qui ont lieu principalement en habitation (90% à 95%) ». Ce que les chiffres des SDIS ne confirment pas.

Quant aux personnes décédées, il y en a eu 231 pour 1 086 victimes médicalisées. Bien loin du nombre avancé par le ministère du Logement et la FFMI. Mais peut-être que certaines victimes, malheureusement, succombent quelques jours après la catastrophe ? Le chiffre de 800 décès paraît étonnant quand même, qui plus est au regard d’anciennes statistiques. Ainsi, dans un document de 2004 sur la prévention du risque incendie, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé avance le chiffre de 460 décès et d’environ 500 en 2007.

Pour finir, le ministère et la FFMI se permettent d’utiliser l’argument suivant : les feux d’habitation sont la deuxième cause de décès chez les enfants de moins de 5 ans, après la noyade. Or, ce raisonnement est perfide et révoltant, jouant sur la peur de perdre son enfant pour obtenir un choc psychologique et orienter les personnes vers l’achat d’un détecteur. Où est l’éthique ? En effet, et sans vouloir minimiser l’impact psychologique de la perte d’un enfant, l’Institut de veille sanitaire a établi lors d’une étude en 2012 (période du 1er juin au 30 septembre) qu’il y a eu 1 238 noyades accidentelles en France, provoquant 497 décès dont 28 parmi les moins de 6 ans, 47 de 6 à 19 ans et 145 chez les plus de 65 ans.

En clair – et en disant cela avec des pincettes – les feux d’habitations provoquent le décès de seulement une vingtaine d’enfant de moins de 5 ans par an. Or, cet argument est mis en avant dans la campagne de communication du gouvernement et de la FFMI. On peut comprendre la volonté de marquer les esprits mais la démarche est nauséeuse.

L’exemple d’outre-Manche

Sylvia Pinel, tout comme les professionnels de la lutte incendie, rappellent souvent l’exemple de l’Angleterre, avec ses 88% d’habitations équipées d’un détecteur. Il aurait été préférable qu’ils lisent au préalable les différents rapports. En effet, les derniers chiffres disponibles dans l’excellente étude du Department for Communities and Local Government font état de 258 personnes décédées. Or, 52% d’entre elles vivaient dans des habitations avec des détecteurs…

De fait, l’exemple britannique, si souvent avancé par les promoteurs des détecteurs de fumée, casse le mythe du détecteur comme panacée de la lutte contre les incendies mortels. Certes, le nombre de mort a baissé de 38% en dix ans mais est-ce seulement grâce aux détecteurs ? Qui plus est que le détecteur peut être source d’imbroglio puisqu’il y a eu ainsi 293 100 fausses alarmes. A méditer au regard des 212 500 incendies…

Par ailleurs, les statistiques britanniques sont bien mieux fournies et précises que celles françaises. On y apprend que la cigarette (37% des départs de feu) et les appareils de cuisson sont les causes principales de déclenchement d’un incendie de domicile. En outre, plus de la moitié des victimes ont plus de 65 ans.

Ainsi, un outil statistique fiable et précis permet d’élaborer des préconisations pertinentes et ciblées dans la lutte incendie : la cuisine, les personnes âgées… Surtout, il est mis en évidence le rôle fondamental des comportements des personnes (cf. la cigarette), levier approprié pour réduire les risques.

Un foisonnement des arnaques, cimentant le scepticisme des Français sur la question

La Fédération Française des Métiers de l’Incendie le dit elle-même : attention aux arnaques. Avec 37 millions de logements dont les propriétaires doivent (faire) installer un détecteur (à 20 euros en moyenne), le marché est lucratif : pas moins de 740 millions d’euros de chiffre d’affaires potentiel !

L’association de consommateur UFC-Que Choisir, fidèle à sa mission d’utilité publique, a déjà listé les pièges à éviter et la presse en fait ses gros titres. Certaines associations de copropriétés se sont également emparées du sujet pour mettre en garde leurs membres et aussi faire passer le message que les syndics ne sont pas tous des escrocs.

Ainsi, « il n’existe ni installateur mandaté ou agréé par l’Etat, ni de diplôme d’installateur reconnu par l’Etat », prévient la DGCCRF, qui rappelle également que le prix moyen d’un détecteur est de 20 euros, celui-ci pouvant être installé par le seul occupant du logement. Et de donner des chiffres inquiétant montrant l’ampleur du phénomène : 1802 plaintes enregistrées en 2013 et 1469 en 2014.

Devant ces exemples et la faiblesse des arguments invoqués par le ministère du Logement, il ne faut pas s’étonner que les Français soient sceptiques sur les avantages à retirer de la pose d’un détecteur. En effet, d’après un sondage Opinonway, 59% des personnes interrogées sont déjà convaincues que toute leur famille sait quoi faire en cas d’incendie… sans pour autant posséder un détecteur. Pis, 40% des personnes interrogées n’ont pas l’intention d’en acheter un, malgré la loi. Le taux est le plus fort chez les tranches d’âge 18-24 ans (64%), 25-34 ans (50%) et 35-49 ans (42%) mais également chez les CSP+ (49%). Idem chez les locataires : 61% n’ont pas l’intention d’acheter un détecteur de fumée, renvoyant la responsabilité au propriétaire.

Risque incendie et bâtiment

La peur est une valeur sûre dans le discours marketing et cela se retrouve dans la campagne menée par le ministère du Logement et les professionnels. Or, pour l’instant, les Français ne semblent pas « boire ces paroles ». Plus précisément, il y a un vrai paradoxe démontré par le sondage Opinionway : le feu est bien ancré dans l’esprit des personnes mais on est persuadé d’avoir les réactions appropriées face à cette catastrophe. Pourquoi ? Peut-être parce que le feu ne provoque plus – heureusement – de grandes tragédies en France. La sécurité routière l’est, et l’a encore plus été dans les années 1970 quand il y avait 18 000 morts par an contre 3 400 en 2014. Il y a eu une prise de conscience collective mais également individuelle.

Pourtant, des entreprises continuent de s’appuyer sur le risque incendie, avec toutes les limites statistiques qu’il peut y avoir, pour en faire un argument marketing. Ainsi, dans le bâtiment, les promoteurs de logements et d’immeubles en bois doivent constamment se défendre contre cette idée bien ancrée dans l’inconscient… et souvent rappelée par des concurrents : le bois brûle. Or, le bois – qui plus est traité – présenterait une excellente tenue au feu.

De plus, loin de vouloir argumenter comme la National Rifle Association, affirmant que ce n’est pas l’arme qui tue mais la personne qui s’en sert – “Guns don’t kill people; people kill people” : argument simpliste mais ravageur –, il pourrait être avancé que ce n’est pas le bâtiment qui brûle, mais les objets (meubles, canapés, matelas…) à l’intérieur.

Pourtant, les fabricants de produits isolants continuent de promouvoir un argumentaire ambivalent pour faire de l’isolation des bâtiments un rempart contre le risque incendie. L’isolant assure la résistance au feu des parois tout en évitant que l’isolant lui-même soit un risque pour l’habitant (émission de fumées et de gaz toxiques). Or, là aussi, les statistiques de la Sécurité civile, même si elles doivent être améliorées, mettent en avant la rapidité des interventions des pompiers. Ainsi, même s’il y a des morts (malheureusement), ils ne sont pas causés par l’intoxication de fumées provenant d’isolants carbonisés mais plutôt par la combustion des meubles, lits ou canapés.

Aussi, présenter l’isolant comme rempart au feu, et par voie de conséquence en faire un élément différenciant dans son discours marketing vis-à-vis de produits concurrents, est trompeur. Certains le font pourtant, avançant que « plus d’isolants signifie plus de matière combustible, donc des incendies plus longs et plus dangereux ». La peur comme levier concurrentiel a donc un bel avenir, et va sans doute s’appliquer à l’isolation thermique par l’extérieur, dont le développement est fulgurant.

Tout comme au niveau européen, où la promotion de l’isolant comme rempart contre le feu est le fait de syndicats de pompiers (European Fire Fighters Unions Alliance) soutenus par l’organisation Fire Safe Europe… regroupant des fabricants d’isolants (laine de verre et laine de roche) tels que Knauf Insulation, Rockwool ou encore Paroc. Et l’argument est bien rodé : la législation doit être revue urgemment pour minimiser la tragédie des incendies, et notamment protéger les pompiers en opérations. En effet, les matériaux utilisés actuellement ne sont pas tous résistant au feu, rendant celui-ci imprévisible et dangereux.


L’obligation de mise en place de détecteur de fumée permet de sauver des vies. Qui s’y opposerait ? Le problème est que l’argumentation et le chiffrage laisse à désirer. Pour faire plaisir à certains intérêts ? Pis, alors qu’il est dit que poser un DAAF est important, il est aussi expliqué, dans le même temps, qu’aucune sanction n’est prévue à ce jour. De même, si incendie il devait y avoir, la garantie incendie joue même sans détecteur, selon la Fédération française des sociétés d’assurances. Bref, était-il bien nécessaire de faire une loi ? En effet, un simple arrêté municipal dans des zones à risque aurait suffi. Chambéry, en 2004, a ainsi rendu obligatoire d’installer un détecteur de fumée (ainsi qu’un extincteur) dans les parties privatives des appartements, pour les immeubles du centre-ville.

Surtout, les professionnels de la lutte incendie tout comme le ministère du Logement devraient privilégier la mise en place d’un outil statistique performant, gage de meilleures politiques publiques dans la lutte incendie à l’avenir. Peu ou prou ce qui avancé pour la politique du logement. Ce qui aurait aussi comme intérêt de casser les discours marketing faisant du feu un partenaire bien commode pour vendre ses produits.

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